On lui avait dit "à l'angle de la rue des Engoulevents et de l'impasse des Etres, derrière le flambeau de l'auberge du Chêne centenaire".

"Arrivez la première, lui avait conseillé son commanditaire. La personne à qui vous allez avoir affaire obéit à des règles bien précises.

Ces règles, Siobhan se les ressassait à voix basse, sachant qu'à la moindre erreur, celle qu'elle devait rencontrer n'hésiterait pas à la menacer ou la tuer, en tout état de cause. La guerrière leva les yeux vers le lointain beffroi. Celui-ci égrena d'une voix plaintive les trois notes annonçant le quart avant minuit. Siobhan attendit.
Bruissement, à peine perceptible, au-dessus d'elle. Puis un léger tintement se fit entendre sur les pavés. La jeune femme baissa les yeux. A ses pieds trônait à présent une fine épingle à cheveux.
Le signal. Siobhan devait parler en premier. Dans un murmure, elle prononça la première phrase de leur dialogue, que chacune connaissait à l'avance jusqu'à la septième phrase :

- Qui va là ?

La réponse ne se fit pas attendre. C'est une voix de jeune femme, basse et sensuelle, qui répondit par un autre murmure à celui de Siobhan :

"Une ombre."

Comme convenu. Siobhan passa à la suite.

- Prouve-le.

"Dissocie le regard de l'âme et tu dissocieras la cendre de la flamme. Qui es-tu ?"

C'était bien la phrase de la dénommée May, sa "marque" dans la guilde à laquelle elle appartenait. On avait brièvement briefé la guerrière sur cette dernière, bien que beaucoup de points fussent laissés obscurs.
Mais le temps n'était pas à la réflexion. Siobhan devait répondre, et, selon l'usage de cette guilde, elle le fit de la façon suivante :

- Une passante.

"Prouve-le."

- La toile était levée et j'attendais encore.

Une phrase qu'elle avait tirée d'un poème qu'elle aimait particulièrement. Si Siobhan avait eu devant elle May, elle aurait pu la voir esquisser un sourire dans l'ombre. May connaissait ce poème. Et elle connaissait la signification de cette phrase semblant anodine, mais en réalité si lourde de sens...
Les démarches officielles de sûreté étaient à présent derrière elles. Siobhan regarda la fine silhouette venue des toits atterrir devant elle. Son corps et sa tête étaient masqués par une cape sombre, mais la guerrière eut le temps de voir deux yeux lavande étinceler à la lueur du flambeau proche avant que celle à qui ils appartenaient ne reprenne la parole.

"Vous avez une mission à me confier, à ce qu'on m'a dit. Je vous écoute."

- Cette mission, comme vous l'appelez, ne sera pas de la première facilité. Vous êtes libre de refuser si vous le souhaitez, mais si vous acceptez, je ne pourrai pas tolérer de recul.

"Et l'échec, vous tolérez ?"

Siobhan hésita un instant. Puis, d'une voix lasse :

- Tant que vous gardez le secret sur qui vous envoie...

La fille en face d'elle eut un rire bref.

"Etant donné que je ne connais même pas de vous votre nom, cela ne me sera guère difficile. Mais veuillez m'excuser, ma précédente question était inutile. Pour la bonne et simple raison que moi, je ne tolère pas l'échec."

La guerrière eut un hochement de tête appréciateur. Puis, sachant que la dénommée May attendait qu'elle lui expose la suite, continua :

- J'attends de vous que vous vous introduisiez dans le palais royal de Blackcast. Je souhaite les plans détaillés dudit palais, avec si possible les passages secrets, ainsi que les personnes principales y séjournant, leurs habitudes de circulation, le nombre de garde et... la faille dans sa sécurité.

Et, après un silence :

- Je vous donne une semaine. Je ne peux pas me permettre plus, et j'en espère moins.

Elle se tut. Son interlocutrice laissa échapper un long sifflement entre ses lèvres serrées.

"Rien que ça..."

- Je vous avais prévenu de la difficulté de cette mission, rétorqua Siobhan avec calme.

Toutefois, elle comprenait l'hésitation de la jeune femme. Dans ce cas-là, il était inutile de parler d'échec, car celui-ci n'était pas de mise. C'était réussir ou mourir.
Après un temps de réflexion, l'espionne se décida à répondre.

"Je marche," déclara-t-elle sobrement et avec aplomb.

Siobhan acquiesça d'un hochement de tête. Il ne lui restait à présent qu'un point à éclaircir, le reste serait de l'ordre de la dénommée May.

- Combien voulez-vous être payée ?

" Pas 'combien', rectifia son interlocutrice. 'Comment'. Et, même si je n'apprécie guère de vous demander ça, ce sera au prix d'une vie humaine."

La guerrière eut un imperceptible mouvement vers l'arme qu'elle portait dans son dos. On lui avait assuré que May était fiable. Reste à savoir si celui qui lui avait fourni cette information l'était aussi...

- Une vie humaine ?

"Je suis poursuivie. Mais l'espionnage est mon domaine, et je m'en suis aperçue. L'un de mes anciens 'clients' semble apparemment m'en vouloir de l'avoir percé à jour, dénoncé et ruiné pour des pratiques aussi méprisables qu'illégales. Il me fait suivre, cherche à m'identifier... et à m'avoir. Je me fiche de tomber entre les mains de ses sbires, mais les siennes sont mortelles. Et plus que la mort, j'ai une raison bien particulière de vouloir éviter la confrontation qui, soyez-en sûre, ne tournerait pas à mon avantage."

La jeune femme fit une pause, le temps d'une respiration plus profonde.

"L'espionnage est mon domaine. Pas l'assassinat. On n'a pas voulu me dire grand-chose sur vous, mais on m'a parlé de votre large cercle de relations. Aussi, je vous le demande : que ce soit vous ou un autre, ce sera mon paiement. Débarrassez-moi de cet homme, avant qu'il ne se débarrasse de moi."

Siobhan ne répondit pas immédiatement. Mais la Promesse de l'Ombre n'avait-elle déjà pas à son actif un grand nombre d'assassinats ? Justifiés, il est vrai... Mais, d'après les paroles de May, celui-là le serait aussi.
La guerrière se décida. Elle tendit la main à son interlocutrice.

- Marché conclu.

Une main gantée de noir sortit des plis de la cape pour venir serrer la sienne.

"Où devrai-je vous retrouver avec les informations demandées ?"

Siobhan n'hésita pas longtemps.

- A l'arbre des Soupirs, dans la forêt près des marais du clan des Ténèbres. Si vous ne connaissez pas, demandez votre route : c'est ici que se retrouvent tous ceux voulant passer un marché douteux, ou plus si affinités. Le repère des transactions illégales, des fomentations d'assassinats. Nous passerons inaperçues.

La guerrière devina le sourire de May sous sa cape. Celle-ci hocha la tête.

"A dans une semaine, donc. Qu'importe l'heure, j'y serai. Et nous nous reconnaîtrons."

Aussi physionomistes l'une que l'autre, c'était une certitude pour les deux jeunes femmes. Après s'être saluées brièvement, May reprit le chemin des toits tandis que Siobhan tournait les talons et s'enfonçait dans la ruelle.
Les deux silhouettes se fondirent dans la pénombre.